Le Quartier du Roy
Par Abdelkader Mana
Mon père disait qu’au
XVIIIe siècle, Essaouira était une place militaire nécessaire, parce
qu’une trop grande superficie demeurait sans surveillance. Sur la côte
atlantique, la distance entre Safi et Agadir était trop grande. Ce long
littoral n’était pas suffisamment protégé contre les puissances
étrangères, qui pouvaient s’y installer à tout moment, comme l’avait
déjà montré l’occupation portugaise avec la construction du Castello
Real en 1506.
La position géographique de Mogador faisait d’elle un lieu
envié au carrefour des routes marchandes, terrestres et maritimes. Dés
sa fondation, elle fut menacée par l’Espagne comme le rapporte Höst :
« En 1765, après que le Sultan qui s’est rendu lui-même à Essaouira
eut distribué aux consuls les terrains à bâtir, un bateau espagnol se
profila à l’horizon. Un navire de guerre espagnol armé de soixante-dix
canons s’approcha, et comme Mohamed crut que les Espagnols avaient
l’intention de déranger ses constructions, il expulsa le consul
hollandais Demetri, l’accusant de connivence avec l’Espagne, ajoutant
qu’à l’avenir il ne voulait pas de Grec comme consul de Hollande, mais
d’un Hollandais. Ensuite, il envoya au roi d’Espagne un cadeau composé
de lions, tigres, chevaux, accompagné de trente esclaves espagnols, afin
de lui mettre d’aimables pensées en tête, et lui laisser entendre que
ce geste était un pas vers la paix. La suite montra d’ailleurs que ces
agissements pleins de sagesse ne demeurèrent pas sans résultat. »
Le 15 décembre
1769, Louis Chénier, consul de France, souligne :
« L’Empereur est
arrivé à Mogador au commencement du mois passé. Il a vu avec toute la
tendresse d’un auteur la ville dont il a posé lui-même les fondements.
Il a fait établir une batterie respectable à l’entrée du port, et fait
réparer tant bien que mal quelques fortifications, que le temps avait
déjà dégradées. Sa Majesté doit partir à la fin de ce mois pour
retourner à Maroc. »
« O
Porte d’entrée.
« P Cour,
« Ancien château construit par les
Portugais, qui est très peu de chose et qu’ils ont abondonné depuis 400
ans. L’épaisseur de ses murs n’ont que six pans dans ses quatre faces.
Les Mores y ont fait depuis cinq ans un parrapet sur la plate-forme,
dont la bâtisse tombe d’elle-même et sur la face du côté ouest-nord, il a
quatre pièces de canon de 12.
« Q Magasins très faibles, mauvaises
voûtes, mauvais murs de 2 pieds d’épaisseur, où il y a dix mille barrils
de poudre anglaise qui ne sont point en sûreté. »
En 1767, Höst arrivait à Marrakech un ingénieur français d’Avignon nommé Nicolas Théodore Cornut, ancien déssinateur des places fortes du Roussillon, passé à la solde des Anglais, que le sultan recruta à Gibraltar. C’est lui qui dressa le plan de la ville forte. De là ces fortifications à la Vauban, style XVIIIè siècle, qui furent armées avec des canons achetés en 1780 à la fonderie espagnole de Barcelone ou provenant de prises de mer.
l’inscription de de « Baraka de Mohamed »
est gravée sur pierre de
taille, et appelle la bénédiction du Prophète sur la cité, on la trouve
sur les donjons de la Scala du port et de la mer, et les artisans
l'utilisèrent comme devise d’Essaouira en l’incrustant sur de petites
plaques de thuya.
En haut de la porte Est
de l’ancienne Kasbah — connue du nom de son portier Mohamed Ben
Massaoud, devenue depuis les années 1920 « porte de l’horloge » —
l’inscription de la
fondation de la ville est gravée sur pierre de taille. La transcription s’étale
sur six lignes qui s’énoncent ainsi :« À Dieu, je confie mon destin, à
lui je m’attache puisque je n’ai que son aile protectrice et rassurante.
Si les yeux de la miséricorde t’ont élu : dors tranquille, aucun danger
ne peut t’atteindre. Tu peux alors mettre le Simorgh dans tes filets,
et viser les gémeaux qui sont les yeux même du bonheur ».
Ces
gémeaux — comme Romus et Romulus qui ont veillé à la naissance de Rome —
sont sensés apaiser l’esprit des morts, assurer le renouveau des
vivants, et veiller sur les échanges humains qui se déroulent toujours
sous le signe permanent de la gémelle parité terrestre et céleste.
On peut lire aussi à la troisième ligne :
«
Le victorieux par la grâce de l’envoyé de Dieu, même les lions se
soumettent à sa volonté, dussent-ils le rencontrer dans leur tanière. Tu
ne verras point de saint vaincu, ni d’ennemi qui ne soit défait. »
Il s’agit d’un couplet de la célèbre « Bourda » (élégie
en hommage au Prophète) de l’Imam Al Bouceiri, poète mystique né en
Bosnie en 1211 et mort au Caire en 1296, qui vivait de l’écriture
d’épitaphes sur pierres tombales, de louanges et de sarcasmes qu’on
chante au Maroc, lors de rites de passage, sur le mode andalou dit « Al
Istihlala » (mélodie d’ouverture), en particulier à la fête de la
nativité du Prophète. On raconte que l’Imam Al Bouceiri était malade
lors de la composition de cette élégie de plusieurs centaines de vers,
et qu’il a été guéri à la fin de la rédaction de la « Bourda » qui
signifie littéralement « tenture du Prophète ».
La légende du lion auquelle se réfère le couplet est
probablement à l’origine du nom de l’une des principale porte de la
ville ; « La porte du lion ». D’après une tradition orale, Sidi Mogdoul
aurait débarrassé la ville d’un lion qui se tenait à l’une de ses portes
en le guidant au loin par une simple laisse, tel un inofensif
caniche...Sidi Mogdoul est le saint patron de la ville qui lui doit son
nom de Mogador.
Selon la transcription gravée sur ladite porte,
le fondateur « a ordonné l’édification de ce havre de paix en l’an
1178 de l’hégire », ce qui correspond à l’année 1760.
La Kasbah – ce « quartier du Roy » comme l’appelait Cornut – est le plus vieux secteur de la ville. C’était le lieu où résidait « le Makhzen » (l’administration royale), les vice-consuls des pays européens, et les « Toujar Sultan » (les négociants du Roi).
Rabins de Mogador
Le Sultan avait ordonné à tous les consuls de passer à
Essaouira et d’y bâtir une maison. Comme le souligne le Danois Géorges
Höst dans son journal de 1765 : Après que Mohamed se fût rendu lui-même à Souira et eût distribué les terrains à bâtir, il ordonna à tous
les consuls d’aller là bas eux aussi et d’y faire construire à leur
compte, chacun une maison importante et convenable ; tous les
ambassadeurs devaient arriver là, tous les pirates devaient amener leurs
prises dans la même Souira, et un chantier naval devait y être fondé.
Les douanes étaient perçues par les oumana nommés par le makhzen, qui
résidait dans la kasbah. C’est la Kasbah qui contrôlait le port. C’est
ce que symbolise la porte de la marine : le port est un passage entre la
terre et la mer. Cette porte qui a l’air d’un décor avait une
efficacité symbolique, parce qu’elle représente le pouvoir s’interposant
entre la terre et la mer, prélevant des droits de passage en ce lieu de
transit.
Le sultan pensait ainsi
disposer d’un port bien défendu mais accessible toute l’année à ses
navires, alors que les ports du Nord étaient pratiquement inabordables
en dehors de la saison des pluies à cause de leur ensablement, comme le
relate Ahmed Ennaçiri Esslâouî dans son Kitab Al-Istiqçâ :
« Après
avoir terminé la célébration des noces de ses enfants, le sultan Sidi
Mohamed ben Abdellah (Dieu lui fasse miséricorde !) se mit en route pour
le pays où se trouve Essaouira, afin de construire cette ville et de la
peupler. Il s’occupa de la tracer et de faire creuser les fondations,
et laissa au travail les maçons et les divers artisans. Il donna l’ordre
à ses gouverneurs et à ses caïds d’y construire leurs maisons. Il
retourna ensuite à Marrakech. Dans sa Rihla, le sécrétaire Aboûl’abbâs
Ahmed ben Elmahdi Elghazzâl dit, en résumé, que le motif de la fondation
d’Essaouira fut le suivant : Le sultan Sidi mohamed ben Abdellah était
passionné pour la guerre sainte. Dans cette pensée, il avait fait
construire des corsaires de guerre qui, le plus souvent, étaient ancrés
dans le port des Deux-Rives et dans celui d’El’arêïch. Pendant deux
mois de l’année, au moment de la saison des pluies, ces navires ne
pouvaient pas prendre la mer, parce que ces ports ne faisaient qu’un
avec les rivières. Dans les autres saisons, il y avait trop peu d’eau et
le sable obstruait l’embouchure des rivières, de telle sorte que les
bateaux ne pouvaient les franchir. Le sultan (Dieu lui fasse miséricorde
!), après avoir réfléchi aux moyens susceptibles d’assurer le voyage de
ses corsaires à n’importe quel moment de l’année, s’appliqua à
construire Essaouira, dont le port ne présentait pas de pareils
inconvénients.
Un autre qu’Elghazzâl
prétend que le Sultan décida la fondation d’Essaouira pour une autre
raison. La place d’Agadir était le refuge de révoltés du Sous, comme
tâleb Sâlah, entre autre, qui laissaient faire par là une exportation
clandestine des marchandises et conservaient pour eux les bénéfices
réalisés. Le Sultan pensa qu’il ne pouvait y avoir d’autres moyens de
mettre fin à cette situation que de créer un autre port, également
rapproché de cette région et du centre de l’Empire, afin de diminuer
petit à petit les gains qu’Agadir procurait à ces rebelles, car personne
n’avait plus intérêt à s’y rendre. Il fonda donc Essaouira, la
construisit solidement et s’appliqua à en faire une ville bien bâtie. Il
arma de canons les deux îles, la grande et la petite, qui forment comme
l’enceinte du port, et fit élever un fort bien armé sur le rocher qui
avance dans la mer, de telle sorte qu’on ne peut entrer dans le port
sans être à portée des canons à la fois de l’île et du fort.
Quand la ville fut terminée, le Sultan y fait venir des négociants
chrétiens pour faire du commerce et, pour les attirer, les dispensa de
toute taxe douanière. Les commerçants affluèrent bientôt de tout côté et
vinrent s’établir dans ce port, qui fut peuplé en peu de temps.
L’abondon des droits de douane dans cette ville dura encore nombre
d’années : plus tard, les droits de Sâka et autres contributions y
furent établis comme dans les autres ports. La même situation existe
encore de nos jours. Dieu sait quelle est la vérité ! »
Le 23 mai 1765, le consul danois Barisien écrit à Höst qui
se trouvait à Marrakech : « A cet endroit, il n’y a que des pierres ,du
sable et du vent. »
Le 20 juillet, il est reçu par l’empereur qui
lui dit : « Maintenant, consul, tes affaires sont conclues, j’ai demandé
à Moulay Idriss de t’aider demain, afin que tu puisses partir après-demain. La construction à Souira doit continuer et Höst, qui habite là,
doit y rester comme vice-consul. »
Les navires danois, anglais,
espagnols, hollandais arrivaient avec des chargements de bois et les
agrés nécessaires pour construire et armer les galiotes. Ainsi en 1766
arriva, selon Höst, un vaisseau suédois avec soixante mille piastres,
cinq cent tonneaux de poudre, quinze canons, soixantes-cinq mâts, une
grande quantité de rames, perches etc. Le Sultan fonda un chantier naval
en même temps que le port et en 1768 sa flotte était composée de douze
bateaux de taille différente, armés de deux cent quarante-et-un canons.
Dans une dépêche datée du 26 octobre 1766, Louis Chénier
notait :
« Les deux frégates du Roi du Maroc, Monseigneur, qui
conduisirent en août dernier la prise hollandaise à Mogador y sont
encore. Elles sont observées par une frégate des Etats généraux, qui
croisent à hauteur de ce port, et l’on suppose que ces deux frégates
prendront le parti de désarmer et d’hiverner dans cette place. Mais cela
me paraît hasardeux, attendu que le port de Mogador, formé par une île
qui est à petite distance de la terre et à l’Ouest, n’est pas sûr en
hiver, quand le vent règne dans la partie sud et sud-ouest, et les
navires un peu gros y sont en risque. »
A l’extérieur de la ville, on peut rejoindre, à l’embouchure de
l’oued Ksob, le palais ensablé « Dar Soltan el Mahdouma » qui date du
XVIIIè siècle, et où le sultan effectuait de fréquents séjours. Avant
son ensablement et jusqu’en 1840, il comportait cinq pavillons. Il ne
reste plus que les ruines d’un seul. De style andalou, il se distinguait
par ses beaux plafonds en boiseries sculptées et peintes.
C’est à «
Dar Sultan », que le monarque recevait les négoçiants et les consuls. Le
8 avril 1773 Chenier note à ce sujet : « L’Empereur reçut à Mogador la
visite des négociants de toutes les nations sans rien changer aux
usages, mais il refusa de voir les vice-consuls d’Espagne, d’Angleterre,
et de Hollande, qui résident dans cette place. Tous les négociants,
Monseigneur, ont fait à ce souverain des représentations sur
l’augmentation considérable du droit sur les huiles... »
A l’envoyé
suédois qui disait un jour à Sidi Mohamed Ben Abdellah :
« - Les
consuls sont inutiles ici, dès qu’ils n’ont pas l’honneur d’être admis
par Votre Majesté... »
Il répondit :
« - Je suis très aise que
les consuls soient ici, mais je ne puis point les voir. »
Les
négociants juifs jouaient un rôle d’intermédiaire économique et
politique : d’un côté, ils étaient « les négociants du Roi » et de
l’autre, ils étaient représentants consulaires des puissances
étrangères. En effet, pour contourner l’interdit de vente de céréales
aux Occidentaux, Sidi Mohamed Ben Abdellah sollicita l’avis des Oulémas,
leur demandant si l’on ne pouvait pas autoriser « l’extraction » du blé
afin d’acheter armes et munitions ? Leur avis fut favorable. C’est
ainsi que les juifs assumèrent les fonctions interdites aux musulmans :
le négoce du blé, la bijouterie et la musique – on venait de tout le
Maroc pour consulter au mellah , David Iflah, le chantre mogadorien du
malhûn, sur des modes disparus de la Ala andalouse. A titre d’exemple
d’échange de céréales contre des munitions, une dépêche de Louis Chenier
datée du 20 juillet 1767 nous signale :
« L’Empereur a mandé en
dernier lieu aux négociants des différentes nations (établies à Mogador)
que, s’ils désiraient avoir à l’avenir la libre extraction de blé, il
fallait lui faire venir des cannoniers et des fondeurs pour travailler
dans ses Etats. » Et d’après Jacksen, sur le bastion circulaire qui se
trouve du côté sud de la ville « le sultan plaça le présent de Lord
Heathfield : un canon sous la forme d’un lion. Un chargement de grains
libre de droits fut offert par l’Empereur à celui qui lui a offert le
canon. »
Dans l’esprit des Etats
européens, ces hadiya étaient essentiellement destinées à obtenir des
traîtés de commerce favorables, à se protéger contre les corsaires
barbaresques et à faciliter le rachat des captifs. Outre les horloges,
les montres et la vaisselle en porcelaine de Chine, étaient les canons
et les fusils, la poudre, les bois et les cordages pour la construction
et le gréement des navires de guerre.
Vu l’importance du négoce, le
sultan créa un tribunal de commerce, et en 1775, un atelier pour la
frappe des monnaies chérifiennes fut installé dans la Kasbah. Dans son
corpus des monnaies alaouites Daniel Eustache, à la suite d’Ibn Zaïdane,
la Kasbah d’Essaouira est citée comme atelier monétaire :
« On
voit, dit-il, apparaître à la fin du XVIII è siècle, sur la monnaie d’or
et d’argent, le fameux motif constitué par une rose à six pétales, dite
« Rose de Mogador », inscrite dans un ou deux cercles linéaires moyens.
C’est tout l’art des juifs d’Essaouira que résume cette belle
composition décorative, qui figurait encore récemment sur les très beaux
bijoux d’argent filigranés d’Essaouira. »
L’ancienne Kasbah était
habitée essentiellement par les dignitaires du Makhzen et les consuls
européens. Mais peu à peu les négociants juifs achetèrent aux musulmans
les maisons où ils établirent leur commerce. Selon Jean Louis Miège :
« C’est avec les capitaux du sultan que trafiquaient Aflao et Corcos.
Jusqu’en 1840, seuls les noms des censeaux juifs apparaissent dans les
actes commerciaux. Ils jouent également le rôle d’interprètes pour les
consulats européens. Nous touchons ici, aux premières origines du
capitalisme juif au Maroc. »
Avec le début du XIXème siècle, ils
prennent une place prépondérante comme le relate David Corcos : «
l’épidémie de peste de 1799 qui fit tant de ravages au Maroc, frappa
durement Mogador, où, d’après Jacksen, 4500 personnes moururent. Par la
force des choses, les chrétiens partaient. Le commerce passa alors entre
les mains des « Toujar Sultan »...Les juifs jouissaient d’une liberté
exceptionnelle pour l’époque et dans le pays. »
Reportage photographique réalisé par Abdelkader Mana, le jour du Mouloud, (samedi 27 février 2010)